Il y a fort à parier que le débat – houleux – sur la place accordée aux trottinettes en libre-service ne s’étende encore pour quelques mois, le temps de trouver comment ce nouveau mode de déplacement urbain peut cohabiter avec les autres. Commencée dans le billet précédent, l’histoire des modes de transports montre, cela étant, une chose : le phénomène n’est pas neuf et chaque nouveau mode de déplacement se solde par un phénomène de rejet, voir de méfiance. La preuve…

Star de l’aventure industrielle du 19e siècle, le chemin de fer illustre une réaction assez classique devant l’émergence d’un nouveau moyen de transport : la méfiance, sinon l’hostilité. On l’a oublié mais le chemin de fer et plus tard le métro font d’abord peur. Certaines craintes sont classiques, comme celle de l’accident : à Meudon en 1842, le drame du Paris-Versailles, qui fait 55 victimes dont l’explorateur Jules Dumont d’Urville, provoque une violente remise en question du déploiement du chemin de fer, qui fait précisément l’objet d’une loi alors étudiée au Parlement. D’autres sont rétrospectivement plus amusantes : ainsi, certains redoutaient que le vent de la vitesse ne fasse exploser les poumons d’un passager qui se pencherait par la fenêtre… !

Autre ressemblance avec l’actualité : l’inquiétude des industriels qui exploitent les autres modes de transport. Au 19e, les premières victimes du train sont les compagnies fluviales, inquiètes d’un réseau qui les menace d’autant plus directement que les bateliers ne sont pas préparés à cette concurrence nouvelle. À la clef, des grèves parfois impressionnantes et un schéma qu’on retrouve ensuite. Les cochers protesteront contre les taxis à moteur, les taxis s’opposent aux VTC et il y a fort à parier que les chauffeurs Uber verront d’un mauvais œil les premières voitures autonomes.

Vers les transports de masse

Ford T

Autre innovation, nouvelle révolution : le développement des moteurs thermiques ouvre l’ère de l’automobile, puis de l’avion, avec toujours le même schéma. D’abord réservé à l’élite, le nouveau mode de transport se démocratise. C’est particulièrement net avec la voiture qui traduit une position sociale privilégiée au moins jusque dans les années 20 et une certaine Ford T. Avec un paradoxe : la voiture est à la fois admirée – les salons spécialisés font un tabac dès les années 1890 – et détestée. Les conducteurs sont traités à longueur de journaux de « tueurs de poules » et d’« écraseurs » et il n’est pas rare qu’on leur lance de la boue ou des cailloux… Anecdote révélatrice : lorsque le marquis italien Carcano commence à se déplacer en De Dion-Bouton à Nice, les habitants signent une pétition et l'envoient au Maire qui interdit aussitôt la voiture dans le centre-ville…

Mais en 50 ans, la standardisation et le taylorisme permettent des réduire les coûts et la voiture devient le principal mode de transport pour la circulation des individus et des marchandises. En témoigne Volkswagen (littéralement voiture du peuple), une marque dont le nom est en soi tout un programme. 

L’ère de la voiture 

En un siècle, on passe de 500 000 voitures en 1914 à plus d’un milliard aujourd’hui, avec des conséquences qui rappellent celles du transport ferroviaire, mais démultipliées et visibles jusque dans le cœur des villes, avec l’apparition d’une concurrence particulièrement tendue dans l’espace urbain : engorgement, accidents, mortalité… Le conducteur est roi, le piéton ou le cycliste n’est plus grand-chose et le tout-voiture contribue au déclin des transports en commun dans les années 1925 à 1965. États-Unis, Canada, Angleterre, Italie, France… Partout on démantèle les réseaux de tramways à partir de 1930 pour laisser la place aux voitures. Toute la deuxième moitié du 20ème siècle est une longue course poursuite entre l’étalement urbain et le développement des réseaux routiers. Conséquence finale : la voiture change progressivement d’image. Avec la paralysie des centres-villes, elle devient petit à petit un symbole de temps perdu et un motif d’agacement plus que la promesse de liberté qu’elle a incarnée pendant des décennies. 

 

Bis repetita 

Les protestations qui accompagnent aujourd’hui le développement de la trottinette – déjà entendues en partie au moment où les rollers sont apparus - ne sont finalement que la répétition d’une étape qu’on retrouve à chaque grande évolution technique ou comportementale. Tout commence par un fourmillement d’innovations, d’inventions et d’entreprises, suivies d’une phase de concentration et de rachats, puis d’une période de densification et de démocratisation : la Ford T hier, Dacia dans les années 1990, la Renault Kwid en Inde… 

Autre incontournable : une phase de régulation progressive destinée à faire face aux problèmes que pose la massification. Avec la voiture, cela se traduit par la naissance d’un code spécifique (le Code de la route ne date que de 1921 en France) et de réglementations de plus en plus drastiques en matière de sécurité, une phase que traverse aujourd’hui la trottinette et par laquelle devront passer les voitures autonomes ou les drones de transport de marchandises. Autre phénomène récurrent : les tensions entre les early adopters, souvent venus des classes sociales aisées, et la masse de la population, à la fois agacée et attirée par un nouveau moyen de transport. 

En définitive, le constat reste le même : la plupart du temps, un nouveau moyen de transport s’ajoute aux autres et réduit leur place, sans forcément les tuer, avant de les voir réapparaître. Presque absent des villes au plus fort de l’ère de la voiture, le vélo connaît une nouvelle jeunesse et se trouve de plus en plus valorisé en tant que mode de déplacement urbain en Hollande, en Allemagne, dans les pays scandinaves. D’autres moyens de déplacement, eux, reviennent sous l’angle du loisir, souvent de luxe, comme le cheval. Et qui sait, à l’ère des voitures électriques et autonomes, il sera peut-être toujours possible d’aller conduire avec des voitures à moteur sur des circuits comme on se rend dans un centre équestre aujourd’hui… ?

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Aller plus loin 

  • Flonneau Mathieu, Guigueno Vincent, « De l'histoire des transports à l'histoire de la mobilité ? » Presses Universitaires de Rennes, 2009 
  • Musée des Transports Urbains, Interurbains et Ruraux, site web, 2018
  • National Museum of American History de Washington, site web, section Transport, 2018
  • Guy Bourgeois, Une brève histoire du transport public en France, CNFPT, 2014
  • Marie-Madeleine Damien, Dictionnaire du transport et de la logistique, Dunod, 2005
  • Edward Bardi, John Coyle, Robert Novack, Management of Transportation, Thomson South-Western, 2006

Commentaires  

#1 Etienne 06-07-2021 10:30
Bonjour,

Petite correction dans votre bibliographie:
Flonneau Martine, Guigueno Vincent, « De l'histoire des transports à l'histoire de la mobilité ? » Presses Universitaires de Rennes, 2009

C'est FLonneau MATHIEU et non Martine.

Bien cordialement,
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