Décarbonation des mobilités, et si on s’inspirait de nos voisins ? 

 

 

 

Contexte : trois intervenants ont été conviés pour parler de la décarbonation des mobilités et mettre en perspective quelques bonnes pratiques chez nos voisins : Aurélien Bigo, chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports ; Mathieu Chassignet, ingénieur spécialisé sur les questions autour de la ville et des transports durables à l’Ademe et Sébastien Morvan, co-fondateur de la brasserie Brussels Beer Project implantée à Bruxelles. Chacun s’est exprimé tour à tour et a pu réagir aux différentes interventions et aux questions du public. 

Intervention d’Aurélien Bigo, chercheur spécialisé dans la transition énergétique des transports : "cinq leviers pour agir"

Le chercheur commence son intervention par un constat plutôt inattendu. En France, le temps consacré aux déplacements dans une journée par habitant n’a quasiment pas évolué depuis 1800 ! En moyenne, un Français consacre une heure par jour à ses déplacements. En revanche, la vitesse de la mobilité a été multipliée par dix. Concrètement, nous ne passons pas moins de temps dans les transports, mais nous allons plus loin. L’explosion des kilomètres parcourus remonte essentiellement aux années 1950 et la démocratisation de la voiture. Dans les années 1950, on comptait une voiture pour 25 habitants, contre une voiture pour deux habitants en 2023. Les conséquences sont loin d’être anodines, les émissions de CO2 des transports ont été proportionnelles... À cela s’ajoute une longue liste d’enjeux autour des ressources disponibles (pétrole, métaux, etc.), de la consommation d’espaces (parking, routes, etc.), de la qualité de vie, de la santé publique et des inégalités sociales. 

Pour Aurélien Bigo, face à ce constat et les perspectives annoncées, il est possible de jouer sur cinq leviers : 

- la demande de transport (en retrouvant plus de proximité) ;

- le report modal (en se reportant vers les mobilités durables) ;

- le remplissage des véhicules, encore très faible aujourd’hui (neuf automobilistes sur dix sont seuls dans leur véhicule lorsqu’ils gagnent leur lieu de travail) ;

- la consommation énergétique des véhicules (en adoptant l’écoconduite par exemple) ;

- la décarbonation de l’énergie. 

"Aujourd’hui, nous avons surtout agi sur les leviers technologiques mais très peu sur les leviers de sobriété", constate-t-il. Quid de la voiture électrique ? "Si on l’envisage dans sa globalité (construction et usage dans le temps), elle divise par deux son impact par rapport à une voiture thermique, néanmoins, elle émet toujours plus que le vélo, même électrique", poursuit Aurélien Bigo. Pour le chercheur, les véhicules intermédiaires entre le vélo et la voiture (vélo cargo, etc.) peuvent être des solutions alternatives très intéressantes et méritent d’être encore développées. 

Sur le territoire, il note également une grande marge de progression pour le co-voiturage et l’intermodalité. 

"La décomposition en cinq leviers paraît très pertinente, elle permet de décomposer l’effort et de choisir par quel bout on le prend. Le levier de la demande est très peu porté dans les plans de mobilité, on s’appuie souvent sur la part modale en voulant augmenter la part de l’usage de mobilités plus durables mais très peu d’objectifs sont fixés sur les distances parcourues. La première étape c’est de définir l’objectif, sans objectif rien ne sert de se lancer dans le sujet" réagit Mathieu Chassignet, ingénieur spécialisé sur les questions autour de la ville et des transports durables à l’Ademe. "La machine a pris le pas sur l’homme. La sobriété, c’est nous, c’est l’Homme ! C’est à chacun de nous d’agir" complète Sébastien Morvan (Brussels Beer Project). 

Et ailleurs ? À cette question, Aurélien Bigo n’a pas une réponse tranchée. "Il n’y a pas de pays modèles. La Suisse a beaucoup développé les transports en commun et le fret ferroviaire. Les Pays-Bas ou encore le Danemark le vélo ». Le chercheur soulève d’ailleurs que l’usage du vélo dans ces deux pays-là n’est pas seulement culturel. "Ce sont les politiques publiques qui ont structuré les infrastructures et rendu le vélo pratique."

Questions du public 

Comment finance-t-on tout ça ?

"En étant un peu plus cohérent. Nous voulons développer le transport en commun et le vélo mais nous continuons d’investir dans des modes de transport polluants (des autoroutes, des agrandissements d’aéroport). Pour financer le report modal, il faudra forcément défavoriser certains modes de transport". 

Les mesures de décarbonation sont souvent impopulaires, comment enlever les freins ? "Là encore, le politique a plusieurs leviers pour agir. Il faut avoir, en premier lieu, un récit mobilisateur sur le sujet, qui pour l’heure n’existe pas. Il y a aussi la question de la juste répartition des efforts. Récemment, il y a eu un débat autour des jets privés. C’est sûr, que cela ne concerne qu’une infime partie de la population, mais si on ne demande pas d’efforts sur les jets privés, c’est un argument pour ne pas agir. Il faut impliquer davantage la population et avoir le courage de prendre des décisions impopulaires. On ne se rend pas toujours compte immédiatement de l’utilité de certaines mesures. Il y a encore quelques années, le parvis de Notre-Dame de Paris était un immense parking", exprime Aurélien Bigo.

Intervention de Mathieu Chassignet, ingénieur spécialisé sur les questions autour de la ville et des transports durables à l’Ademe : "retrouver de la cohérence"

Mathieu Chassignet commence son intervention par un constat : la place excessive de la voiture dans nos sociétés. Lui aussi avance des chiffres qui invitent à réfléchir : 2/3 des déplacements des Français sont réalisés en voiture et 42 % des déplacements domicile/travail de moins de 1 kilomètre se font en voiture. Les automobiles ont d’ailleurs très fortement évolué elles aussi. En quelques décennies, elles ont augmenté de 15 centimètres, pris plus de 300 kg et la puissance a augmenté de 50 CV. L’ingénieur note aussi la place excessive de la voiture dans nos imaginaires avec un chiffre étonnant : 1 500 euros de publicité dans chaque voiture vendue ! 

En ville, entre 50 % et 80 % de l’espace est réservé à la voiture. A Paris, 13% des déplacements se font en voiture mais 50% de l’espace public est dédié à la voiture. Les budgets sont également déséquilibrés : "10 euros d’argent public est dépensé pour le vélo par habitant, contre 270 euros pour la voiture", explique-t-il. "Il faut retrouver de la cohérence. La fiscalité encourage par exemple l’éloignement. En France, la voiture est à la fois taxée et subventionnée". Pour l’ingénieur, la place de la voiture est aussi liée à l’aménagement du territoire. "Les zones d’activités créées en dehors des petites villes encouragent forcément l’usage de l’automobile. La mobilité doit s’envisager sur tous les pans de la société et de façon cohérente, sinon on est souvent contre-productif". 

Les bonnes pratiques de nos voisins ? Mathieu Chassignet soulève trois initiatives intéressantes nées en Belgique : 

- La rue scolaire initiée en 2012, qui consiste à fermer les rues des écoles pour sécuriser l’accès et favoriser les déplacements doux. "Voilà une bonne pratique qui a fait des émules un peu partout. En France, on a lancé le mouvement à partir de 2017".

- Le plan de circulation pour éviter le trafic de transit. "Ce type de plan de circulation rend étanche chaque quartier, les automobilistes ne peuvent plus aller d’un quartier à un autre et traverser la ville, ils sont obligés de faire le tour par l’extérieur de la ville. En supprimant la voiture de la ville, cela a permis de faire de l’espace pour les voies cyclables".

- L’indemnité kilométrique vélo. "Depuis 1997, les employeurs belges versent 0,27 centimes d’euro par kilomètre parcouru en vélo. En France, quand on pratique cette indemnité, le report modal est très fort. On a noté dans ces entreprises une augmentation des cyclistes de l’ordre de 110 % !".

Aux Pays-Bas, le péage inversé - qui consiste à rémunérer les automobilistes qui ont évité des trajets - a fait ses preuves. La MEL a commencé à le déployer en septembre 2023. 

Mathieu Chassignet note que la France a aussi inspiré de bonnes pratiques. Il livre l’exemple de la suppression de la niche "pick-up". Jusqu’en 2018, les pick-up étaient considérés comme des véhicules utilitaires et n’étaient pas soumis au malus automobile. Une faille dont s’étaient emparés les constructeurs qui avaient lancé une nouvelle tendance. La Belgique vient de supprimer à son tour ce régime fiscal favorable.

Question du public 

La voiture rapporte de l’argent, 66 milliards d’euros de taxes sur les produits pétroliers en France, où va-t-on les chercher si on réduit son usage ? 

« Ce sont surtout les externalités de la voiture qui nous coûtent, elles sont bien plus importantes que ces 66 milliards. Ces externalités nous coûtent plus de 100 milliards : le bruit, la pollution, l’accidentalité, l’occupation de l’espace… Les taxes sur le carburant peuvent paraitre élevées, si on mettait un niveau de taxes qui permettrait de couvrir les externalités de la voiture, on ne serait pas à un litre d’essence à 2€ mais plutôt à 4 ou 5€. » précise Mathieu Chassignet. 

Peut-on décarboner le secteur aérien ?

"On parle d’hydrogène et de carburants de synthèse, pourquoi pas. Le seul souci, c’est que tous ne pourront qu’être utilisés pour des trajets courts et qu’ils produisent un grand nombre d’effets rebonds. Là encore, se pose pour moi la question de la sobriété et de la cohérence. Le seul moyen de limiter l’impact du trafic aérien est de le réduire tout simplement. On peut aussi se demander pourquoi le kérosène des avions n’est toujours pas taxé."

Intervention de Sébastien Morvan, co-fondateur du Brussels Beer Project en Belgique : "c’est à nous d’agir"

Sébastien Morvan co-fondateur de Brussels Beer Project, une brasserie très connue en Belgique pour ses bières ainsi que pour ses engagements sociétaux et depuis peu environnementaux. "J’ai passé quelques années dans des ONG avant de créer mon entreprise. J’avais besoin de faire quelque chose qui fasse sens", explique-t-il. Au départ, l’entrepreneur s’est engagé sur le niveau sociétal, puis la question environnementale a pris de plus en plus de place. "Nous sommes une société à mission, labellisée B-Corp depuis deux ans. Nous pratiquons une économie circulaire. En 2015, nous avons commencé à brasser la toute première bière à base de pain invendu. Depuis, nous sommes fiers de voir de nombreuses initiatives de brassage avec du pain en Belgique, au Royaume-Uni, en France et ailleurs. Nous nous tournons de plus en plus vers les agriculteurs et les fabricants locaux, en développant des partenariats à long terme avec des fournisseurs belges et européens pour nous approvisionner en ingrédients. En 2022, nous avons lancé un bilan carbone complet, incluant l'ensemble de l'environnement de l'entreprise (émissions directes, émissions indirectes liées à l'énergie et toutes les autres émissions indirectes). Suite aux résultats de ce bilan, nous nous sommes fixé comme objectif de réduire chaque année notre empreinte carbone de 10 %, en nous concentrant sur la consommation de gaz et d'électricité, le processus de production et le développement de l'approvisionnement en matières premières locales. 

Le Brussels Beer Project a fait la Une de tous les médias en Belgique, suite à une décision radicale de l’entreprise : "Nous arrêterons complètement notre distribution en dehors de l'Europe dans le courant de l'année 2023", explique Sébastien Morvan. Or, l’entreprise qui produit 20 000 bouteilles de bières par jour, exportait beaucoup, notamment en Asie à Tokyo. "C’est une décision radicale, qui n’a pas été facile à prendre mais acheminer nos bouteilles vers Tokyo quadruplait nos émissions de CO2 par rapport à Gand. On ne peut plus continuer ainsi". 

Et en interne ? "Nous avons la chance que l’entreprise se situe juste à côté d’une piste cyclable. Nos collaborateurs viennent à vélo. L’entreprise effectue chaque année 60 000 kilomètres à vélo contre 3 000 kilomètres en voiture. Nous avons supprimé la voiture de fonction, sport national en Belgique ! Et nous avons économisé 54 000 kilomètres en avion rien qu’en revoyant nos habitudes. Avant, nous aimions organiser des séminaires en Espagne ou à Copenhague, désormais nous restons à proximité dans les Ardennes belges et nos équipes apprécient tout autant. Quand on explique la démarche, elle est comprise".

 

 

Question du public : 

Votre engagement a-t-il joué sur votre image de marque ?

"Il y a une balance à trouver entre le greenwashing* et le greenhushing*. Si on ne parle pas de nos engagements, on ne fait pas avancer les choses. Notre initiative d’abandonner le grand export a fait beaucoup parler d’elle, je crois que c’est une bonne chose", exprime Sébastien Morvan. "Cette expérience montre que certaines décisions sur la mobilité demandent de revoir la stratégie d’entreprise, c’est extrêmement intéressant", réagit Aurélien Bigo. "Vous avez pris le levier de la sobriété. C’est un très bel exemple", note Mathieu Chassignet.

* Le greenwashing* est une pratique trompeuse où une entreprise ou une organisation se présente de manière exagérée comme respectueuse de l'environnement, tout en dissimulant ses actions réelles nuisibles à celui-ci.

** Le greenhushing est une tendance qui consiste à ne pas communiquer sur les engagements écoresponsables d’une entreprise, voire à les passer sous silence. Ces entreprises cherchent à éviter d’être taxées d’opportunisme ou d'être accusées de ne pas en faire assez sur le plan environnemental.

Conclusion

Pour conclure la table ronde, les trois intervenants ont été invités à finir sur une note positive. Aurélien Bigo suggère d’envisager la mobilité sous le prisme des écobénéfices (la santé, la qualité de vie, etc.). Vision partagée par Mathieu Chassignet qui aspire à ce que les politiques montrent tout ce que pourront gagner les citoyens en réduisant la place de la voiture. Sébastien Morvan, lui, est toujours sidéré par un chiffre livré pendant la table ronde : "42 % des déplacements de moins d’un kilomètre en voiture… Les politiques peuvent faire beaucoup mieux, mais nous aussi, c’est nous qui avons le pouvoir !"

 

 

 

Retrouvez l'interview d'Aurélien Bigo derrière ce lien 

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