Ce n’est pas le plus grand des pays du monde mais tout de même : en étendant le principe de la gratuité des transports en commun à tout son territoire le 1er mars 2020, le Luxembourg est officiellement devenu le premier État au monde à mettre en place à l’échelle nationale une mesure déjà installée en France au niveau local, sur différents territoires. Avec une question : là où il est en place, l’accès libre aux bus et aux tramways fait-il l’unanimité ? Éléments de réflexion.

Totale ou conditionnelle, permanente ou mise en place au titre d’un test grandeur nature, deux jours par semaine ou sept jours sur sept, ouverte à tous ou accordée sous conditions de revenus… Récurrente dans le débat public, la question de la gratuité des transports s’est imposée comme l’une des grandes questions liées au thème de la mobilité. Qu’il s’agisse de désengorger le trafic automobile dans les agglomérations, de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou de permettre aux plus défavorisés de se déplacer, le débat est clairement ouvert – mais les faits tardent encore à suivre : au printemps 2020, seules 29 communes ou agglomérations de communes avaient déjà mis une telle mesure en place, 45 ans après la première expérience menée à Compiègne. 

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Cette prudence s’explique par une réelle difficulté à évaluer l’impact de ces politiques publiques, de nombreux intervenants pointant les limites ou les effets inattendus de la gratuité. Le récent rapport provisoire de la mission d’information par le Sénat, daté de septembre 2019, ne tranche d’ailleurs pas,  ses auteurs estimant en conclusion que la gratuité totale ne constitue « ni une fausse ni une bonne idée en soi ». Alors qu’en penser ? Tour d’horizon des arguments des uns et des autres. 

Une fréquentation en hausse ?

Dans la petite trentaine de collectivités qui ont mis la gratuité en place, cette dernière s’est traduite par une indéniable hausse de la fréquentation. À Niort, dans les Deux-Sèvres, un quart des bus circulaient ainsi avec moins de cinq personnes à bord avant la mise en place de la mesure. Depuis, leur fréquentation a progressé de 23 %. À Dunkerque, la mise en place d’une offre de transport plus étoffée et de la gratuité, dès le 1er septembre 2018 se sont traduites par une hausse de la fréquentation de 65 % fin décembre 2018, encore accentuée en 2019 avec +88 % de fréquentation par rapport à l’avant gratuité (cf. interview). 

Reste une question : quel est le profil de ceux qui se décident à utiliser les transports en commun ? Si le but est de convaincre une partie des automobilistes de laisser leur voiture au garage pour réduire le trafic et moins polluer, il est a priori manqué à en croire le rapport sénatorial. Celui-ci constate que la gratuité aurait plutôt tendance à amener des piétons ou des cyclistes vers les transports collectifs plutôt que de conducteurs : seuls 1 % à 2 % d’entre eux se tourneraient vers les transports publics, contre 2 % à 4 % des piétons et 5 % à 7 % des cyclistes. Même son de cloche du côté de la Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT) ou de l’Union des transports publics (UTP) qui estiment que la gratuité ne suffit pas à convaincre les automobilistes. Un chiffre leur donne d’ailleurs raison : en 2018, 46 % des voyageurs déclarent utiliser les transports publics pour des raisons de praticité contre seulement 15 % pour des raisons économiques (étude IFOP).

En revanche, tirer un bilan national d’initiatives locales n’a guère de sens dans la mesure où les disparités sont fortes d’une ville à l’autre en fonction de l’état des infrastructures ou de la densité du réseau de transports publics. L’étude menée à Châteauroux, dans l’Indre, a ainsi montré que la moitié des nouveaux usagers sont des conducteurs individuels. À Aubagne (Bouches-du-Rhône), la mesure a permis de tripler la fréquentation des transports en commun et de supprimer 5 000 trajets en voiture chaque jour.

La gratuité, vraiment ?

Autre point de discorde : pour certains, l’idée même de gratuité serait trompeuse. Premier argument : le coût assumé par les voyageurs ne représente en réalité déjà qu’une part limitée de la facture réelle – 16 à 17 % en moyenne, mais jusqu’à 36 % en Île-de-France. Le reste est réparti entre les taxes aux entreprises, les impôts locaux et les revenus publicitaires. Deuxième argument : partout, les tarifs préférentiels déjà existants permettent à certains publics d’accéder aux transports publics à moindre coût : gratuité pour les plus jeunes, réductions liées aux revenus, tarifs spéciaux pour les seniors ou les personnes en situation de handicap… Bref : pour beaucoup, la gratuité ne serait qu’une mesure faciale ; pire, elle masquerait une hausse des recettes fiscales, les contribuables n’y gagnant d’un côté que pour y perdre de l’autre. 

Autant de points que rejettent les partisans de la gratuité. Adjoint à la mairie de Paris et chargé en 2018 d’une mission sur la gratuité des transports, Emmanuel Grégoire déclarait sur Public Sénat que les particuliers ne seraient pas nécessairement touchés par la mise en place d’une telle mesure à Paris, la perte pouvant être compensée par une hausse de la contribution des entreprises. Celles-ci ne voient en revanche pas les choses du même œil : à Aubagne, les sociétés de plus de neuf collaborateurs ont ainsi vu passer le montant du versement transport de 0,6 à 1,5 puis à 1,8 % de leur masse salariale.

Trouver un terrain d’entente pourrait passer par des dispositifs ad hoc : à Paris, la municipalité réfléchit ainsi à une gratuité conditionnelle, excluant notamment les passagers ponctuels ou les touristes du dispositif. À Lille, Martine Aubry envisage l'instauration d’une gratuité progressive dans les transports en commun dès 2020 pour les moins de 18 ans, les étudiants, les personnes en situation de handicap et les retraités à faibles revenus. Sans convaincre les organisations patronales, à commencer par le MEDEF qui estime que la mesure pèserait sur la compétivité d’entreprises déjà fragilisées par la crise sanitaire. 

Cas par cas

Si le Sénat n’adopte pas de position de principe dans son dernier rapport, il ne conteste pas pour autant l’efficacité de la mesure. La chambre haute pointe plutôt une série de conditions nécessaires à la réussite du dispositif, conditions qui dépendent largement des situations locales. Adapter à des communes comme Lyon, Marseille ou Paris les mesures actuellement mises en place dans les 29 villes concernées ne va pas de soi, ces dernières étant de taille plutôt moyenne : la moitié compte moins de 15 000 habitants, trois seulement dépassent le seuil des 200 000 administrés. Autre détail notable dans des agglomérations équipées de métro : à une exception près, les mesures en place concernent exclusivement les réseaux de bus – les moins gourmands financièrement, ce qui permet aux communes et aux agglos d’absorber le manque à gagner dans de relatives bonnes conditions. Impossible à Paris, même en tenant compte des économies réalisées sur les dispositifs de contrôle et de billettique : elles ne seraient que de 250 millions d’euros, là où les recettes liées aux achats de titres de transports atteignent 2,7 milliards d’euros par an.

Autre argument à prendre en compte : la capacité des réseaux à absorber une hausse de la fréquentation. Une vraie question dans une ville comme Paris, où huit des quatorze lignes de métro sont déjà engorgées et où la mise en place et l’entretien de nouvelles infrastructures est un casse-tête juridique et un défi financier. D’où la conclusion de l’économiste Yves Crozet, de l’université de Lyon : « quand il y a de gros investissements à faire, la recette commerciale est indispensable. Sinon il n'est pas possible de développer son réseau ».

Le débat est loin d’être clos…

 

Chiffres

  • Les réseaux urbains transportent chaque année 33 millions d’usagers pour 6,2 milliards de déplacements (Union des Transports publics et ferroviaire, 2017)
  • 27 % des Français n’ont pas accès à un réseau de transport public (Observatoire des mobilités, 2018).
  • Au 1er mars 2019, 29 villes ou communautés d’agglomérations avaient mis en place la gratuité des transports en France. Seules trois d’entre elles comptent plus de 100 000 habitants : Aubagne (105 000 habitants), Niort (120 000) et Dunkerque (198 000).
  • Tickets, abonnements, forfaits… En moyenne, les usagers des transports publics ne payent que 17 % du coût réel de leurs déplacements en transports en commun.


Se déplacer à l’heure du Covid-19 : le cas de Dunkerque

En septembre 2018, la communauté urbaine de Dunkerque (CUD) a instauré la gratuité de l’accès à l’ensemble de son réseau de bus – une petite révolution pour les 198 000 habitants de ses 17 communes. Le réseau a été complètement retravaillé pour le 1er septembre 2018 et il propose notamment 5 lignes à haute fréquence, avec un passage toutes les 10 minutes, contre une seule auparavant. Mais quel a été l’impact du confinement et de l’actuelle pandémie ? Comment faire évoluer le service pour garantir la sécurité de chacun ? Le point en compagnie de Maëva Clémot, chargée d’animation mobilité pour la CUD.

 

Quel était l’objectif de la CUD lors de la mise en place de la gratuité sur son réseau de bus ? Et quel bilan en tiriez-vous avant le printemps 2020 ? 

Ce projet cher porté par le président Patrice Vergriete ne s’est jamais limité à la seule question de la gratuité. Cette dernière était l’un des pans d’une politique de mobilité qui a mené à une refonte de l’ensemble du réseau dans sa globalité : accès, desserte, rapidité des liaisons entre Dunkerque et les principales villes de la CUD, et augmentation de l’offre (+27 % en termes de kilomètres). La gratuité n’aurait pas nécessairement eu le même effet en termes de fréquentation sans cette offre étoffée et sans le travail mené de 2014 à 2018, en particulier sur les infrastructures : carrefours, voiries, aménagements urbains… Avant le confinement, les résultats étaient là : la fréquentation a augmenté de 88 %.

 

Qu’est-ce que la pandémie a changé ? La fin du confinement s’est-elle traduite par un retour à la normale ?crédits photo Facebook DK BUS

Comme tous les réseaux, gratuits ou non, nous avons évidemment constaté un recul massif de la fréquentation des lignes pendant le confinement, d’environ 84 % en mars et avril, puis de 46 % le mois suivant. Nous avons réduit le nombre de passages pour répondre à la baisse du nombre de voyageurs avant d’accompagner le retour à la normale à partir de mi-mai. À la rentrée, en septembre, la reprise a été particulièrement marquée, puisque la fréquentation en septembre/octobre 2020 a augmenté de 8 % par rapport à la même période en 2019, déjà en forte hausse. 

 

Quelles mesures sanitaires avez-vous dû prendre, que ce soit pendant le confinement ou depuis ?

Comme nous n’avons par définition pas de problème de billettique, il a été relativement simple de protéger nos chauffeurs en demandant aux voyageurs de monter par l’arrière du bus. Nous avons fait en sorte de supprimer un siège sur deux, de mettre en place des distributeurs de gel hydroalcoolique dans les bus et de demander aux passagers de porter obligatoirement un masque. Comme partout, certains ont fait part de leurs inquiétudes pendant le confinement et il a fallu quelques semaines ensuite pour que chacun se réapproprie ce mode de transport. Nous avons insisté sur le nécessaire respect des gestes barrières avec une série d’opérations de communication mais ces phénomènes n’ont rien de spécifique à Dunkerque. L’ensemble des réseaux de transports en commun ont fait face à ce type de situations et nous avons fait en sorte que chacun se sente à l’aise dans ses déplacements quotidiens.

 

Ceux-ci s’inscrivent dans le cadre plus général de la mobilité. Certains voyageurs ont-ils délaissé les bus pour d’autres modes de transport ?

Il est en tout cas certain que de nombreux habitants se sont tournés vers le vélo, même s’il est difficile d’affirmer que ces nouveaux cyclistes sont des habitués des bus. La CUD a en tout cas accompagné ce mouvement en accompagnant financièrement les habitants au travers d’une aide à l’achat de 80 euros. 

 

Quel enseignement tirez-vous de cette période si particulière ?

Toute prévision à long terme est délicate. Il est en tout cas précieux de constater que la CUD est parvenue à s’adapter rapidement à une situation qui évoluait régulièrement, en adaptant le fonctionnement de ses lignes de bus, en déployant les forces vives nécessaires et en réagissant rapidement en fonction de l’évolution sanitaire et des consignes des pouvoirs publics. Et nous continuons aujourd’hui, tout en informant largement les usagers de ces ajustements.

 

La gratuité pour le réseau du Douaisis ?

Afin de redynamiser le centre-ville tout en diminuant l’usage de la voiture, la communauté d’agglomération du Douaisis pourrait mettre en place la gratuité totale de son réseau de transport en commun à partir de janvier 2022.

Quels gains pour les habitants ?

thomas reaubourg dCB9aQNydM8 unsplash

Les impacts attendus de la gratuité du réseau de transports en commun du Douaisis Agglo, annoncée le 25/01/2021, seront nombreux.

• Gains de pouvoir d’achat pour tous les usagers facilitant l’accès aux soins, à la formation, à l’emploi, aux démarches administratives et à tous les équipements culturels, sportifs et de loisirs de notre territoire ;

• redynamisation du commerce de centre-ville ;

• autonomie des jeunes et sociabilité des personnes âgées ;

• diminution de l’usage de la voiture limitation la pollution de l’air ;

Quel impact pour les finances de la commune ? 

Présentée le 5/02 à la réunion du conseil communautaire, cette proposition aura des conséquences sur les finances de la communauté d’agglomération. Ainsi les prévisions tablent sur 3,15M€ de pertes annuelles de recettes commerciales. 

Cette mesure sera financée aux deux tiers par Douaisis Agglo et à un tiers pour la Communauté de Communes du Cœur d’Ostrevent. 

Si le Syndicat mixte des transports du Douaisis (SMTD) accepte cette avancée, les estimations prévoient 10% d’usagers supplémentaires pour ces aggloérations de 225 000 personnes au total.

Cette demande de Douaisis Agglo au SMTD sera présentée le 05/02/2021, lors de la prochaine réunion du conseil communautaire.

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