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- Publication : 18 décembre 2019
Il y a fort à parier que le débat – houleux – sur la place accordée aux trottinettes en libre-service ne s’étende encore sur quelques mois, le temps de trouver comment ce nouveau mode de déplacement urbain peut cohabiter avec les autres. Une problématique qui n’a rien de nouveau : depuis des lustres, l’étude des modes de transport raconte toujours un peu la même histoire, chaque fois qu’un nouveau mode de déplacement apparaît. La preuve par l’exemple.
Depuis l’invention de la roue autour de 3 500 avant notre ère, les transports n’ont pas cessé d’évoluer et de révolutionner le quotidien, au gré des avancées technologiques. Si celles que nous avons connues depuis les Révolutions industrielles du 19e siècle sont les plus nombreuses et les plus marquantes, les exemples les plus anciens ne manquent pas. Mieux, elles permettent de constater qu’à chaque innovation, on retrouve peu ou prou une même série d’étapes, de la méfiance initiale à la démocratisation et à l’acceptation d’un nouveau mode de déplacement, qu’il soit individuel ou collectif.
Le long chemin vers la démocratisation des transports
Premier constat : se déplacer a toujours eu un coût, ce qui explique que des siècles durant, l’immense majorité de la population vivait et travaillait à proximité de l’endroit où elle est née. Longtemps, ceux qui avaient les moyens de se lancer sur de longues distances le faisaient par devoir (les soldats) et pour des raisons professionnelles (négociants, marchands, fonctionnaires, diplomates…), plus rarement par pur plaisir. De l’Antiquité au Moyen-Âge, les modes de transports changent peu dans leur principe. Ces rares voyageurs se déplacent sur les routes, sur les fleuves et sur les mers, en bateau ou grâce à la traction animale (chevaux, bœufs, mulets…).
Et pourtant, cela n’empêche pas de déjà repérer certaines problématiques bien contemporaines, à commencer par la densité du réseau : à son apogée, le réseau routier de l’Empire romain comptait 150 000 km de voies romaines et 900 lignes maritimes. Autre phénomène moderne, les inégalités qui font qu’on ne va pas aussi vite, aussi loin et dans d’aussi bonnes conditions en fonction de ses moyens. Le trajet de Lutèce à Rome prend quatre mois avec un char à bœufs, deux mois à dos d'âne et… huit jours à cheval seulement.
La démocratisation passe par l’invention de modes de transports publics – et là, inutile d’attendre le tramway ou le métro. Dès le 17e siècle,
Blaise Pascal (eh oui) est le premier à fonder une compagnie de carrosses publics, chargée d’exploiter cinq lignes dans et autour de Paris, chaque voiture pouvant emmener 5 à 8 personnes. Un projet visionnaire : en 1662, Pascal a déjà imaginé des trajets réguliers, des haltes aux mêmes endroits, des départs à heure fixe, un prix standardisé de 5 sols et jusqu’à l’obligation de faire l’appoint pour éviter de ralentir les chauffeurs. Mieux encore : il invente des prix variables sur la ligne qui fait le tour de Paris, un mécanisme qui rappelle fortement nos zones RATP…
Sauf… Sauf que les classes aisées voient l’entreprise d’un mauvais œil. Alors que Louis XIV n’a d’abord prévu aucune restriction d'accès sur la qualité des usagers, le Parlement de Paris interdit l'accès des carrosses à cinq sols aux « soldats, pages, laquais et autres gens de bras ». Une décision qui étouffe dans l’œuf l’entreprise de Pascal : il faut attendre le 19e siècle pour voir naître un équivalent à Nantes, avec l’invention par Ferdinand Baudry d’une ligne de voitures hippomobiles ouverte à chacun, les omnibus (omni, le mot latin pour « tous »). Un succès rapide et vite copié : en 1860, à Paris, la Compagnie Générale des Omnibus (CGO) compte 503 voitures capables de transporter chacune 12 personnes et entretient 6 700 chevaux pour des trajets à 11 km/h. Deux fois la vitesse de la marche, d’autant qu’on innove et qu’on affine, en faisant par exemple circuler les voitures sur des rails de métal encastrés dans le sol pour gagner en confort et éviter les cahots.
Le tournant des Révolutions industrielles
Mais la première véritable révolution technologique, c’est le chemin de fer. Né en Angleterre autour de 1820 et indissociablement lié à la vapeur, le train se généralise au rythme d’une véritable explosion d’initiatives privées et publiques dans les années 1840 en Angleterre, en France, en Belgique… De 1850 à 1900, le réseau ferré mondial passe de 38 000 km de voies à… 800 000 km. En divisant par dix ou par vingt les temps de trajet, le chemin de fer change tout. Il permet le déplacement des ouvriers, donc l’extension urbaine et la naissance des premières banlieues ouvrières, révolutionne la livraison de biens et de denrées, maille le territoire, permet la naissance du tourisme…
Si la démocratisation va de pair avec cette explosion, on retrouve là encore un incontournable toujours valable aujourd’hui : la reproduction dans les transports des différences sociales, avec la naissance de classes (jusqu’à quatre !) aux niveaux de confort très différents, du simple banc au luxe des wagons de l’Orient-Express. Un schéma qui se reproduira dans tous les grands moyens de transport qui naissent au 19e siècle, et notamment dans les paquebots transatlantiques – le film Titanic en fait à juste titre un de ses moteurs scénaristiques.
Un peu plus tard dans le siècle, la vapeur s’ajoute à l’électricité et révolutionne cette fois les transports urbains, au grand dam des voituriers. À Paris, 13 opérateurs se partagent en 1900 108 lignes de tramway, presque toutes électriques - 814 kilomètres de voies tout de même dans une capitale nettement moins étendue qu’aujourd’hui. L’électricité permet aussi le déploiement du métro, réservé aux grandes métropoles en raison de coûts de développement prohibitifs. Installé dès 1863 à Londres, il n’arrive qu’en 1900 à Paris après trente ans de débats interminables qui reflètent là encore les craintes du temps : pour beaucoup d’élus, il est impensable que les Parisiens acceptent de s’enterrer dans des wagons à plusieurs mètres sous terre.
Au passage, il est amusant de noter que la voiture électrique ne date pas d’aujourd’hui : première compagnie de taxis à New York, la Electric Carriage and Wagon Company compte 12 cabs en 1897 et plus de 1 000 dix ans plus tard, avant que l’incendie de ses entrepôts ne détruise la moitié de la flotte. La société coule et New-York revient un temps aux chevaux, jusqu’au milieu des années 1920.