Encore un anglicisme ? Oui, et pour cause : équivalent de l’expression « coup de pouce » et théorisé en 2008 par l’économiste Richard Thaler et le juriste et philosophe Cass Sunstein, le concept de nudge a émergé dans l’espace public plus récemment, avec la remise au premier du Nobel d’économie. L’idée clef ? Contrairement aux théories classiques, les acteurs économiques – entreprises, citoyens, consommateurs… – ne prennent pas uniquement leurs décisions sur des critères rationnels mais sont au contraire soumis à une série de biais cognitifs qui faussent leurs prises de décision. Mauvaise nouvelle ? Pas si sûr : à petites touches, on peut faire évoluer en douceur les comportements individuels ou collectifs en jouant sur une série de petites incitations. Idéal pour lever certains verrous en matière de mobilité ?

 

La mouche sur la porcelaine

Économie comportementale, l’expression peut faire peur. Un exemple valant tous les discours, c’est vers les urinoirs qu’il faut se tourner pour credit photo maxime jegatcomprendre une théorie des nudges qui en relève directement. Confrontés à des usagers indélicats ou maladroits dans le meilleur des cas, l’aéroport d’Amsterdam Schipol dépensait des sommes considérables pour maintenir un niveau d’hygiène correct dans les toilettes pour hommes. La solution est une application directe de la théorie du nudge : plutôt que de multiplier les pancartes appelant au civisme et à la propreté des usagers, l’aéroport a fait coller sur la porcelaine de ses urinoirs une… fausse mouche. Résultat ? En visant par jeu le malheureux diptère, les visiteurs ont sensiblement amélioré leurs performances, permettant à l’aéroport de réduire de manière substantielle ses dépenses de nettoyage… 

Et au-delà des mouches, les exemples de ces coups de pouce efficaces abondent : à Stockholm, un « escalier musical » incite les voyageurs du métro à se dépenser en montant les escaliers quatre à quatre ; à Besançon, la municipalité a installé dans la rue des « cibles » en papier pour inciter les mâcheurs de chewing-gum à en viser le centre plutôt qu’à les jeter par terre ; à Marseille, Lyon ou Anvers, les cendriers publics se transforment en systèmes de vote, chaque mégot permettant de voter en réponse à une proposition plutôt que de finir dans le caniveau. Dans les gares des Pays-Bas, les restaurants ont multiplié les ventes de fruits frais au détriment de desserts plus gras, simplement en les plaçant plus près des tables. Etc… 

 

Nudges et mobilité

Propreté, santé, alimentation, citoyenneté, économies d’énergie… Le champ d’application des nudges est potentiellement infini dans la mesure où chacune de nos décisions dépend d’une série d’éléments qu’un petit coup de pouce peut orienter dans un sens ou dans un autre. Le tout sans passer par des interventions classiques et souvent coûteuses, qu’elles soient d’ordre financier (taxes, bonus/malus…) ou légal (normes, réglementations, autorisations…), mais en fournissant à chacun une raison de changer de comportement.

Le secteur de la mobilité au sens large n’a pas tardé à se pencher sur le phénomène des nudges. La sécurité routière en a été l’un des premiers champs d’application, par exemple au travers de ces passages piétons en trompe-l’œil d’abord peints sur les chaussées d’Inde ou d’Irlande avant d’être testés un peu partout – y compris à Cysoing. Face à des bandes blanches qui semblent léviter à trente centimètres du sol, les automobilistes lèvent le pied. Sur les bords du Michigan, c’est encore à l’effet d’optique qu’on a fait appel : pour réduire le nombre d’accidents sur la voie rapide qui longe le lac, la ville de Chicago a fait peindre des bandes blanches sur la route, de plus en plus proches les unes des autres à mesure que l’on avance le long de la Lake Shore Drive. Résultat ? Au volant, le sentiment que l’on roule beaucoup plus vite qu’en réalité est spectaculaire.  En un an, le nombre d’accidents a reculé de 36 % … Un résultat qu’il faut bien sûr évaluer dans le temps pour mesurer son efficacité à long terme mais qui démontre bel et bien un potentiel. 

Peu onéreux, inventifs et innovants, les nudges séduisent les acteurs de la mobilité, de plus en plus nombreux à multiplier les tests et à déployer des dispositifs susceptibles de convaincre par exemple les passagers du RER de ne pas se précipiter au dernier moment dans le wagon, au risque de bloquer le trafic : les dents peintes sur les portes du RER E, en région parisienne, poursuivent exactement cet objectif en jouant sur l’impression pourtant irrationnelle qu’on peut se faire mordre par la rame… Là encore, aucun ordre ou aucune consigne propre aux systèmes de signalisation classique, mais de simples « coups de pouce » qui incitent à agir d’une certaine manière au lieu de contrôler ou d’obliger. Les JO de 2024 offriront de nouveaux champs d’expérience : dans le cadre du Nudge Challenge Paris 2024, organisé par NudgeFrance, Paris a déjà adopté huit initiatives en travaillant notamment avec plusieurs grandes écoles d’ingénieurs. Ainsi, le métro parisien guidera les voyageurs vers les escaliers plutôt que les ascenseurs, grâce à de simples marques de pas peintes sur le sol.

Même chose en Isère : pour inciter les adolescents à boucler leur ceinture dans les cars scolaires, Keolis a testé différents nudges en 2018 avec plusieurs partenaires. L’un d’entre eux, une gaine en mousse placée sur la ceinture de sécurité pour rendre la position assise inconfortable tant que le jeune passager ne l’a pas bouclée, s’est révélé particulièrement efficace. Combiné avec d’autres coups de pouce, il a permis de faire augmenter le taux de port de la ceinture de 10 à 24 % en fonction des classes d’âge. Et surtout, le comportement des jeunes passagers s’est installé dans la durée, bien au-delà de la période de test.

 

[Imp]²ulce, nudges et mobilité dans les Hauts-de-France

Dans les Hauts-de-France, la question est également suivie de près. Financé par la Région et porté par l’Université Polytechnique Hauts-de-France, Réseau Alliances et 2R Aventure, le projet public-privé [Imp]²ulce  a lancé en octobre dernier un vaste appel à candidatures et entrera bientôt en phase de tests sur le terrain. L’objectif initial visait à réunir une centaine d’entreprises de la région afin de tester avec elle l’efficacité des nudges dans l’évolution des modes de déplacements domicile-travail, pour une dizaine de mois à compter de septembre 2020. Les attentes ont été dépassés : en décembre 2019, les 120 sites inscrits regroupaient 58 000 salariés. 

Quatre types de nudges ont été identifiés : les premiers jouent sur la comparaison sociale et cherchent à amener les collaborateurs à s’aligner sur les comportements du groupe. Les deuxièmes jouent sur l’appel à des comportements plus moraux tandis que le troisième groupe englobe les messages portant sur le risque de perte ou le gain potentiel associé à telle modification dans ses modes de déplacement. Le dernier groupe, enfin, touche aux changements de présentation et teste les nudges qui jouent sur la manière dont chacun perçoit tel ou tel mode de transport. Ces types de nudges seront testés individuellement ou combinés, comparés à des mesures incitatives « financières » et à un groupe test.

Après la phase de sélection et de formation des référents identifiés sur chaque site, un état des lieux destiné à évaluer les habitudes des salariés sera réalisé grâce à une application spécialement conçue pour l’occasion. Sur la base de ce bilan, l’objectif est désormais de tester une série de dispositifs pensés pour faire évoluer les modes de déplacement, afin d’en mesurer la pertinence, l’efficacité et la durabilité. 

Suivi par les équipes de scientifiques et de chercheurs de l’UPHF comme par les équipes de Réseau Alliances et de 2R Aventures, le projet permettra, au terme de dix mois de tests, de passer à une phase d’évaluation et de capitalisation autour des évolutions observées. Rendez-vous mi-2021 ! 

Pour aller plus loin : 

Podcast de l'émission Signe des Temps du 21/06/2020 : "Le nudge et le comportementalisme "

Article "Les champions des nudges : comment la SNCF et la RATP impactent vos comportements sans que vous vous en rendiez compte

Site web du projet [IMP]²ULCE 

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