Ralentissons ! L'urgence d'une mobilité moins carbonée.

Table ronde lors World Forum for a Responsible Economy du 18 octobre 2022.

fvm

 

Toujours plus nombreux, toujours plus rapides, toujours plus intenses : le rythme effréné de nos déplacements doit aujourd’hui nous interpeller. Pourtant, si prendre le volant est devenu un geste anecdotique, ses conséquences le sont beaucoup moins : santé, pollution, sécurité, qualité de vie et bien sûr, émissions de gaz à effet de serre : les impacts sont nombreux. Avec 181 millions de déplacements quotidiens en France selon le Ministère de la Transition écologique, l’enjeu d’une mobilité durable et décarbonée s’impose aujourd’hui à nous. Pouvons-nous proposer des alternatives sans contraindre et sans créer ou accentuer des inégalités ? Dans un monde hyper mobile, prenons le temps de ralentir ! 

 

Intervenants : 

  • Christophe Gay, codirecteur et fondateur du Forum Vies Mobiles
  • Arnaud Passalacqua, professeur à l'Université Paris Est-Créteil 
  • Annelise Avril, directrice marketing, innovation et nouvelles mobilités de Keolis
  • Pierre Helwig, conseiller technique mobilités et espaces publics à la Ville et Eurométropole de Strasbourg
  • Lucile Janssoone, cheffe de projet RSE et mobilité durable du Réseau Alliances

 

Trois axes développés : 

  • Quelle dynamique impulsée par les grandes sociétés de transport ? 
  • Le rationnement, une solution juste et efficace ?
  • Comment les collectivités peuvent-elles repenser l'articulation des différents modes de transport ?

Le contexte de la mobilité en France expliqué par Christophe Gay, codirecteur et fondateur du Forum Vies Mobiles, think-tank de la mobilité du futur et des transitions mobilitaires : 

  • En moyenne, les français passent chaque semaine dix heures à se déplacer, cela représente 400 kilomètres, soit l'équivalent d'un Paris-Lyon hebdomadaire. 70 % des kilomètres parcourus lors de nos déplacements sont effectués en voiture. Le travail est l'activité qui nous amène le plus à nous déplacer, il représente à lui seul 47 % de la distance parcourue par semaine. 
  • En outre, 40 % des travailleurs doivent se déplacer pour accomplir des tâches liées à leur métier (services à la personne, travaux dans le bâtiment, infirmières et infirmiers, commerciaux itinérants, etc.). Les temps de trajet s'allongent alors qu'en parallèle, nous pratiquons de moins en moins d'activité physique. Les déplacements liés au travail constituent le premier facteur d'insatisfaction chez les actifs, cette insatisfaction peut avoir des conséquences importantes (irritabilité, tensions familiales, divorce). 
  • 50 % des gaz à effet de serre émis par les entreprises sont liés aux trajets des employés, d'où l'importance d'adapter nos déplacements à nos besoins et non l'inverse. 

Est-il possible en 2022 de faire autrement ? Au sortir d'une pandémie mondiale, avec la perspective d'une crise économique qui pointe du doigt notre dépendance énergétique et une importante crise environnementale qui se profile à l'horizon. Quelles sont les solutions ? 

Quelle dynamique impulsée par les grandes sociétés de transport ? 

Les attentes des collectivités ont-elles évolué en matière de mobilité ? 

Annelise Avril : Oui, de plus en plus d'instruments techniques sont développés par les collectivités tels que des plans de mobilité ou des chartes de la mobilité. En parallèle, les collectivités souhaitent accorder plus d'importance à la part modale, c'est-à-dire, augmenter la proportion de personnes utilisant les transports en commun par rapport à l'ensemble des personnes se déplaçant. Notre rôle est d'orchestrer les différents modes de transport ; trouver des solutions de bout en bout avec les modes partagés ou les modes actifs. Aujourd'hui, il existe des outils de mobilité partagée, des solutions de co-voiturage à l'échelle de la collectivité (des lignes avec des horaires toutes les dix, quinze ou vingt minutes). 

Ces outils soulèvent de nouveaux enjeux autour de la minimisation des temps d'attente entre deux modes de transport, mais aussi au sujet de la tarification pour parvenir à mixer les trajets avec un seul abonnement (bus, métro, tramway, vélo). Il est aujourd'hui essentiel de proposer des solutions qui soient très qualitatives pour l'usager et adaptées économiquement.

Y a-t-il des tendances communes à l'échelle mondiale ?

Annelise Avril : Ces dernières années, on remarque certaines tendances qui se dessinent : 

- Tout d'abord, on parle de plus en plus d'urbanisme tactique, c'est-à-dire un urbanisme citoyen, participatif et éphémère, porté par des habitants, des communautés et/ou des militants. Le place-making prend également une part de plus en plus importante dans la stratégie d'urbanisme pour donner plus de place aux piétons, aux cyclistes. À Dubaï, les collectivités publiques envisagent la ville sous le prisme du "quartier du quart d'heure", un modèle idéal d'une ville où tous les services essentiels sont à une distance d'un quart d'heure à pied ou à vélo. 

- D'autre part, il y a une forte attente des usagers concernant le paiement à bord qui est très demandé en France, en Australie et aux USA et qui permet de faciliter la vie des usagers.

- Dans les pays anglo-saxons les systèmes de "voies dédiées" (voies réservées aux véhicules transportant plus d'un passager et permettant à ces véhicules de rouler plus vite) sont en pleine expansion, cependant ce système n'accroche pas beaucoup en France.

- En parallèle, il existe de véritables enjeux sur le lissage de l'heure de pointe, en particulier pour optimiser le confort à bord, dimensionner la flotte de véhicules et affiner la définition des tarifs. Aux Pays-Bas les horaires de début des cours ont été retardés au lycée et dans les universités. À la faculté de Rennes 2, les cours ont été décalés pour éviter le pic d'affluence dans les rames de métro. Ce décalage évite un investissement de trente millions d'euros dans de nouvelles rames.  

Avez-vous la possibilité d'aller au-delà des désirs des autorités organisatrices, de dépasser les attentes ? 

Annelise Avril : En tant qu'opérateur de transports, nous devons être force de propositions et fournir des outils d'aide à la décision. Nous avons développé un outil qui permet de suivre les déplacements à l'échelle d'un territoire à partir des tracés GPS des mobiles. Cela permet de suivre l'évolution des déplacements et de proposer une offre adaptée aux collectivités. À Boston, nous proposions un service le matin et un service le soir, de la périphérie vers le centre. En observant les tracés GPS, nous avons redéployé l'offre vers les heures creuses et les week-ends. Ce forfait week-end, avec une offre qui collait mieux aux attentes des habitants, a permis une augmentation du chiffre d'affaires de 20 %. 

Vous avez obtenu des résultats surprenants après une enquête auprès des jeunes au sujet de leur relation à la voiture. Pouvez-vous nous en dire plus ? 

Annelise Avril : Nous avons déployé une enquête au sujet des habitudes de déplacement auprès de 1 000 jeunes de 18 à 24 ans et de 1 000 jeunes de 25 à 30 ans. Les transports en commun arrivent en tête des moyens de transport utilisés par les 18-24 ans. En revanche, la voiture occupe la première place chez les 25-30 ans, cela se justifie par des changements tels qu'un nouvel emploi, le début de la vie familiale, etc. Lorsque l'on entre dans la vie active, on devient à nouveau dépendant de la voiture, c'est pourquoi il est nécessaire de travailler sur différents leviers d'évitement des déplacements. L'un de ces leviers pourrait être la mise en place d'une taxe carbone. 

Le rationnement, une solution juste et efficace ?

À l'heure actuelle, les déplacements en avion ne sont pas taxés. Au cours des derniers mois, plusieurs scandales ont vu le jour à propos de l'utilisation intensive de jets privés par des personnalités publiques, provoquant des débats au sein de l'opinion et entraînant un constat : en matière d'émission carbone, c'est le revenu qui est le facteur le plus discriminant. Un nouvel amendement en faveur de la taxation du kérosène pour les jets privés est en discussion à l'Assemblée nationale. 

Pour protéger la planète, la thématique d'un rationnement volontaire des pays, basé sur les émissions de carbone et sur le climat, est de plus en plus évoquée. Comment mettre en place un tel système ? 

Arnaud Passalacqua : Le rationnement pourrait intervenir sur deux consommations principales : la vente d'essence et l'achat de billets d'avion pour les vols intérieurs. Ainsi, chaque personne aurait un quota carbone individuel annuel. Une fois ce quota atteint, on peut éventuellement racheter des crédits dans la limite de cinq fois le quota. Le prix des crédits serait fixé par l'Assemblée nationale chaque année. Nous imaginons un marché non spéculatif et limité. Cette politique permettrait de limiter des déplacements fortement émetteurs de CO2. Une agence du bilan carbone, qui serait un service public avec des agents formés pourrait piloter ce nouveau système. 

L'objectif à l'horizon 2030 est d'arriver à cinq tonnes d'émissions de carbone par français et par an. Aujourd'hui en France 50 % des Français émettent moins de cinq tonnes, 40 % émettent dix tonnes et 10 % plus de vingt tonnes de CO2 par an.

Une autre possibilité à envisager serait la séparation de la mobilité professionnelle et personnelle, avec un quota à attribuer pour chacune de ces mobilités. D'autre part, la fiscalité pourrait constituer un critère de répartition de ce quota. En effet, la densité du lieu de vie est à prendre en compte, l'effort sur la mobilité personnelle est plus difficile en campagne que dans les lieux de vie très denses. C'est pourquoi le repeuplement des campagnes est un véritable levier d'action pour une offre de mobilité collective plus efficace qui limiterait les déplacements individuels en voiture. Ce modèle pourrait faire du rationnement un marqueur culturel local. 

Nous ne sommes pas tous égaux concernant la mobilité professionnelle, est-ce que cela a été pris en compte dans ce modèle ? 

Arnaud Passalacqua : En effet, on ne peut pas toujours choisir son lieu d'habitation, nous avons donc établi des profils types. Dans notre idée, l'entreprise prendrait en charge financièrement la moitié du quota d'émissions de CO2 pour annihiler l'effet de discrimination sur le logement. 

En réalité, il y a une part très importante des déplacements qui sont effectués dans le cadre du travail. Les entreprises ont-elles des leviers pour agir sur ces déplacements ?  

Arnaud Passalacqua : Avec mon équipe, nous travaillons sur cette thématique avec un projet qui démarre en novembre afin d'identifier des leviers d'actions. Nous avons déjà identifié plusieurs marges de manœuvre :

o Tout d'abord, les véhicules de fonction peuvent et doivent évoluer. Il n'est pas forcément nécessaire d'avoir un SUV comme véhicule de fonction, les entreprises pourraient tout-à-fait proposer un vélo de fonction, tout comme d'autres véhicules moins émetteurs de CO2. 

o Nous allons également travailler sur la proximité géographique des entreprises, sur les possibilités d'installation des entreprises dans des zones d'activité pour mutualiser au maximum les déplacements (transports en commun, covoiturage).

Il reste cependant un écueil sur lequel nous souhaitons travailler, il s'agit du recrutement. En effet, un candidat à l'embauche ne résidant pas à proximité du lieu de travail pourrait se voir défavorisé lors du processus de recrutement d'une entreprise qui souhaite réduire la mobilité professionnelle de ses employés.  

Comment les collectivités peuvent-elles repenser l'articulation des différents modes de transport ?

Comment s'y prendre pour imaginer un grand système de transports en commun et de mobilités actives qui permet de se passer totalement de la voiture ? 

Pierre Helwig : Il faut prendre en compte tous les usagers, en centre-ville, en périphérie des villes et les personnes habitant les zones rurales. L'essentiel est d'apporter des solutions pratiques à tous et toutes autour d'une desserte du territoire, structurée par les transports collectifs, beaucoup plus performante qu'aujourd'hui. Il est nécessaire de penser les transports publics d'une manière beaucoup plus offensive, mais aussi de mettre en avant les modes actifs (vélos, vélos électriques) sur tout le territoire. 

Plus concrètement, sur quels éléments porter les aménagements du territoire ?  

Pierre Helwig : La première chose à mettre en place, ce sont les transports collectifs pour capter les déplacements de plus longues distances. Aujourd'hui, les bassins de vie sont de plus en plus étendus, il faut donc développer le péri-urbain et les zones rurales. La solution serait de retravailler la voirie, proposer une offre de transports publics haute fréquence en parallèle des axes routiers qui sont les plus directs. Une approche itérative partant de l'existant pourrait offrir une meilleure solution aux habitants. On peut imaginer un réseau de bus avec une cadence toutes les dix minutes, penser des espaces publics qui permettent l'usage du vélo et de la marche en toute sécurité. 

En matière de ferroviaire aujourd'hui, les offres sont faibles et il y a de nombreuses problématiques. Pour relier les villes moyennes, on pourrait convertir des voies ferroviaires et des voies routières en voies de tramway qui est une technologie relativement simple et assez peu coûteuse.

En parallèle, pour mettre en place ces solutions de manière optimale, il faut imaginer ces systèmes à l'échelle du département avec un système d'information et un système de paiement et d'abonnement unifié. L'harmonisation des tarifs et des informations offrirait une plus grande clarté pour les usagers. 

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Moment d'échanges entre les intervenants de la table ronde. 

Annelise Avril (en réaction aux propos de Pierre Helwig) : Cela fait écho à notre façon de fonctionner. La cadence est très importante, les lignes corolles de périphérie à périphérie sont également importantes. La continuité dans les réseaux cyclables et piétons est aussi un enjeu majeur. Finalement, amener les personnes à changer leurs habitudes est aussi fondamental. Il y a aussi un sujet concernant l'accessibilité : nos offres doivent être accessibles aux personnes en situation de handicap, ayant des difficultés à lire ou à s'orienter.

Pierre (en réaction aux propos d'Annelise Avril) : Effectivement il y a des publics divers à prendre en compte.

Quand on pense rationnement, est-ce qu'on ne porte pas atteinte à une liberté fondamentale qui est le droit au mouvement ?

Arnaud Passalacqua : Nous jouissons de cette liberté aux dépens de la nature, nous subissons aussi une partie des déplacements. Il s'agit de s'imposer une sorte de morale, une réduction de la mobilité, c'est une façon de préserver nos libertés politiques et démocratiques à venir, quitte à sacrifier une part de notre liberté de mouvement.

L'entreprise Keolis serait-elle capable de faire face à un afflux important de personnes qui ne pourraient plus utiliser leur voiture ? 

Annelise Avril : On ne peut pas demander aux transporteurs de réparer un historique de mobilité. Il s'agit avant tout de favoriser la mixité fonctionnelle, de recréer des centralités de lieu de vie avec des commerces et des offres de soin au même endroit. En somme, faire en sorte de raccourcir les distances et proposer des mobilités qui favorisent la qualité de vie.  

 

Arnaud Passalacqua, en tant qu'historien, quelle est votre réaction au système proposé par Pierre Helwig?

Arnaud Passalacqua : Cela me fait penser que l'on revient un peu à la mobilité du 19e siècle. Nous avons fait le choix par le passé de nous concentrer sur les métropoles et les littoraux mais nous sommes capables de réfléchir à d'autres manières de vivre.

Pierre Helwig : Pour emporter tout le monde dans la mobilité durable, il faut faire un saut en avant !

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